CHAPITRE 7
Les ruines sont perdues dans les ombres ; un soleil sanglant descend derrière les collines lointaines. Au-dessus de nos têtes, des nuages rondouillards fuient vers l’horizon comme des baleines devant le harpon. Le vent fait courir ses doigts affamés dans les arbres qui bordent la rue.
Innenininennininennin…
Je connais cet endroit.
J’avance entre les murailles en ruine, tentant de ne pas me frotter contre elles, car, à chaque contact, elles laissent échapper des coups de feu étouffés et des cris, comme si les pierres des édifices encore debout étaient imbibées du conflit qui a détruit cette ville. Et je me déplace vite car quelque chose me poursuit, quelque chose qui n’essaie pas d’éviter les murs. Je suis sa progression assez précisément grâce aux bruits de tirs et aux vagues de cris d’horreur. Ça se rapproche. J’essaie d’aller plus vite, mais ma gorge et ma poitrine sont serrées, ce qui n’arrange pas les choses.
Jimmy de Soto émerge des ruines d’une tour. Je ne suis pas vraiment surpris de le voir ici, mais son visage ravagé me fait sursauter. Il sourit avec ce qui reste de ses traits et pose sa main sur mon épaule. J’essaie de ne pas frémir.
— Leïla Begin, dit-il en désignant du menton la direction d’où je viens. Tu devrais en parler aux avocats de Bancroft.
— Je le ferai, dis-je en passant à côté de lui.
Mais sa main reste sur mon épaule, ce qui signifie que son bras doit s’étirer derrière moi comme de la cire chaude. Je m’arrête, me sentant coupable de la douleur que ça doit lui causer, mais il est là, à côté de moi. Je me remets en marche.
— Tu vas te retourner et te battre ? demande-t-il sur le ton de la conversation, toujours à mes côtés, sans effort.
— Avec quoi ? demandé-je en ouvrant les mains.
— Tu aurais dû t’armer, mon pote. Oh oui !
— Virginia nous a dit de ne pas nous affaiblir avec des armes.
Jimmy de Soto renifle.
— Ouais, et regarde comment elle a terminé, cette conne. Quatre-vingts ans non compressibles.
— Tu ne peux pas le savoir, dis-je d’un ton absent, plus intéressé par les bruits de la poursuite derrière moi. Tu es mort des années avant ces événements.
— Oh, voyons, qui meurt encore aujourd’hui ?
— Va dire ça à un catholique. Et, de toute façon, tu es mort, Jimmy. Irrévocablement, si mes souvenirs sont bons.
— Qu’est-ce qu’un catholique ?
— Je t’en parlerai plus tard. Tu as une cigarette ?
— Une cigarette ? Qu’est-ce qui est arrivé à ton bras ?
Je sors de cette spirale de questions et de réponses et je regarde mon bras. Jimmy a raison. Les cicatrices sur mon avant-bras se sont transformées en blessures fraîches, le sang bouillonne et coule le long de ma main. Et, bien sûr…
Je porte une main à mon œil gauche et je sens l’humidité dessous. Mes doigts sont pleins de sang.
— Veinard, dit Jimmy de Soto judicieusement. Ils ont raté l’orbite.
Et il sait de quoi il parle. Son orbite gauche est un tas de chair sanguinolente – ce n’est jamais une bonne idée de s’arracher l’œil. Le temps qu’ils emmènent Jimmy et le reste des hommes de la tête de pont d’Innenin en psychochirurgie, le virus des défenseurs avait détruit leur esprit de façon irrévocable. Le programme était si virulent qu’à l’époque la clinique n’a même pas voulu étudier ce qui restait des piles. Les restes de Jimmy de Soto sont sur un disque scellé avec un sticker « DONNÉES CONTAMINÉES », quelque part au QG des Corps diplomatiques.
— Tu sens ? demande Jimmy en levant le nez à l’air glacé. Ils le changent.
— Quoi ?
Au moment où je crache ma réponse, je le sens, moi aussi. Une odeur fraîche et revigorante, assez proche de l’odeur de l’encens du Hendrix, mais subtilement différente, pas aussi décadente que le parfum dans lequel je me suis endormi…
— C’est le moment d’y aller, dit Jimmy.
Je suis à deux doigts de lui demander où, quand je me rends compte qu’il parle de moi et que je suis…
Réveillé.
Mes yeux se sont ouverts sur un des murs psychédéliques de la chambre d’hôtel. On y voit des silhouettes minces en caftan sur des champs d’herbe verte constellés de fleurs jaunes et blanches. J’ai froncé les sourcils et posé la main sur la cicatrice de mon avant-bras. Pas de sang. Heureux de cette révélation, je me suis vraiment réveillé et assis dans le grand lit écarlate. Ce sont des effluves de café et de pain frais qui m’ont ramené à la conscience. Le réveil olfactif du Hendrix. La lumière pénétrait dans la chambre grâce à une faille dans la fenêtre polarisée.
— Vous avez un visiteur, a annoncé la voix guillerette du Hendrix.
— Quelle heure est-il ? ai-je croassé.
Quelqu’un m’avait repeint le fond de la gorge à la cyanoglu.
— 10 h 16, heure locale. Vous avez dormi durant sept heures et quarante-deux minutes.
— Et mon visiteur ?
— Oumou Prescott, a dit l’hôtel. Voulez-vous un petit déjeuner ?
Je me suis levé et me suis dirigé vers la salle de bains.
— Oui. Un café au lait, de la viande blanche, bien cuite, et un jus de fruit. Vous pouvez faire monter Prescott.
Au moment où on a sonné à la porte, j’étais sorti de la douche et j’enfilais une robe de chambre moelleuse, bleue à rayures dorées. J’ai récupéré le plateau du petit déjeuner dans la trappe de service et je l’ai saisi d’une main pour ouvrir la porte de l’autre.
Oumou Prescott était une grande Africaine, qui dépassait mon enveloppe de deux centimètres, ses cheveux mêlés de perles de verre tressés en arrière et ses pommettes surlignées de tatouages abstraits. Elle est restée sur le seuil, dans son costume gris pâle sous un long manteau noir au col remonté, et m’a observé avec une expression dubitative.
— Monsieur Kovacs…
— Oui, entrez. Voulez-vous partager mon petit déjeuner ? J’ai posé le plateau sur mon lit défait.
— Non, merci. Monsieur Kovacs, je suis la principale représentante légale de Laurens Bancroft, via le cabinet Prescott, Forbes et Hernandez. M. Bancroft m’a informée…
— Oui, je sais, ai-je dit en prenant un morceau de poulet sur le plateau.
— Le problème, monsieur Kovacs, est que nous avons rendez-vous avec Dennis Nyman chez PsychaSec dans… (ses yeux se sont révulsés, le temps de consulter une horloge rétinienne) trente minutes.
— Je vois, ai-je dit en mâchant lentement. Je l’ignorais.
— Je cherche à vous joindre depuis 8 heures ce matin, mais l’hôtel refusait de transférer mon appel. Je ne savais pas que vous dormiez si tard.
Je lui ai souri, les dents pleines de poulet.
— Vous vous êtes mal renseignée, alors. Je n’ai été injecté qu’hier.
Elle s’est un peu tendue, puis le calme professionnel a pris le dessus. Elle a traversé la chambre et s’est assise près de la fenêtre.
— Nous serons en retard, donc, a-t-elle dit. Je suppose que vous avez besoin d’un petit déjeuner.
Il faisait froid au milieu de la baie.
Je suis descendu de l’autotaxi dans le soleil et le vent. Il avait plu durant la nuit et quelques gros cumulus gris s’entassaient autour de l’île, résistant à la brise qui tentait de les dissiper. J’ai remonté le col de ma veste d’été et j’ai pris mentalement note d’acheter un manteau. Rien de cher, juste quelque chose qui descende à mi-cuisse avec un col et des poches assez grandes pour y mettre les mains.
À côté de moi, Prescott avait l’air tellement au chaud dans son manteau que cela en était insupportable. Elle avait payé le taxi d’une pression du pouce et nous l’avons tous deux regardé s’envoler. Un courant d’air provenant des turbines m’a un peu réchauffé. J’ai cligné des yeux pour me protéger de la tempête de poussière et de saleté, et j’ai vu que Prescott levait un bras pour faire de même. Le taxi a rapidement disparu, rejoignant l’activité intense du ciel au-dessus du continent. Prescott s’est tournée vers le bâtiment et a fait un geste laconique du pouce.
— C’est par là.
J’ai enfoncé mes mains dans ce qui me tenait lieu de poches et je l’ai suivie. Légèrement courbés par le vent, nous avons grimpé les nombreuses marches de PsychaSec Alcatraz, battues par les rafales.
Je m’étais attendu à une installation de haute sécurité et je n’ai pas été déçu. PsychaSec était conçu comme une série de longs modules de deux étages aux fenêtres enfoncées dans les parois comme un bunker de commandement. La seule exception dans cet arrangement était un dôme unique à l’extrémité ouest. Il devait abriter le matériel de transmission satellite. Tout le complexe avait une teinte gris pâle et les fenêtres étaient orange. Il n’y avait pas d’affichage holo ou de transmissions de publicité, en fait, rien pour nous annoncer que nous étions bien là où nous le voulions, sinon une plaque gravée au laser dans le mur du bloc d’entrée.
PsychaSec S.A.
T.H.D. Récupération et stockage de sécurité
Enveloppement clonique.
Au-dessus de la plaque se trouvait un minuscule objectif flanqué d’un haut-parleur grillagé. Oumou Prescott a levé la main et l’a agitée devant ce dernier.
— Bienvenue chez PsychaSec Alcatraz, a dit la voix d’un construct. Veuillez vous identifier. Vous avez quinze secondes.
— Oumou Prescott et Takeshi Kovacs. Nous avons rendez-vous avec le docteur Nyman.
Un fin faisceau émeraude nous a balayés de la tête aux pieds, puis une section du mur s’est enfoncée pour nous laisser passer. Je ne me suis pas fait prier pour entrer à l’abri du vent. Prescott m’a suivi le long d’un couloir illuminé de lampes clignotantes jusqu’à la réception. La lourde porte s’est refermée derrière nous. La sécurité, c’était du sérieux.
La réception était une salle circulaire et bien éclairée, avec des tables basses et des sièges disposés aux quatre points cardinaux. De petits groupes étaient assis au nord et à l’est, discutant à voix basse. Au centre se situait un bureau circulaire où un réceptionniste était assis derrière une batterie d’équipements de secrétariat. Pas de constructs artificiels : un véritable être humain, un jeune homme mince à peine sorti de l’adolescence. Il nous a regardés avec des yeux intelligents quand nous nous sommes approchés.
— Vous pouvez y aller, Mlle Prescott. Le bureau du directeur est au premier, la troisième porte sur la droite.
— Merci, a dit Prescott. (Elle a avancé, me murmurant à l’oreille :) Nyman a une haute opinion de lui-même depuis la construction de ce complexe, mais il est plutôt sympathique. Essayez de ne pas vous énerver.
— Bien sûr.
Nous avons suivi les instructions du réceptionniste. Arrivé devant la porte susmentionnée, je n’ai pas pu réprimer un gloussement. La porte de Nyman était en bois-miroir de haut en bas… sans doute l’idée qu’on se faisait du bon goût, sur Terre. Après le système de sécurité de classe militaire, la réception de chair et de sang, l’effet produit par cette porte était aussi subtil que les crachoirs en forme de vagins du bordel de Mme Mi. Mon amusement a dû se voir et Prescott a froncé les sourcils à mon intention avant de frapper.
— Entrez.
Le sommeil avait fait des merveilles quant à la qualité de l’interface entre mon esprit et ma nouvelle enveloppe. J’ai ajusté mon expression et j’ai suivi Prescott dans la pièce.
Nyman était assis à son bureau, travaillant ostensiblement sur un écran holo vert et gris. C’était un homme sérieux qui portait des lentilles oculaires externes à monture d’acier assorties à son costume noir luxueux et ses cheveux courts. Son expression, derrière ses lunettes, trahissait un certain ressentiment. Quand Prescott l’avait appelé de l’autotaxi, il n’avait pas été heureux d’apprendre que le rendez-vous était repoussé. Bancroft avait dû prendre contact avec lui, cependant, puisqu’il avait accepté le rendez-vous suivant avec l’assentiment rigide d’un enfant bien discipliné.
— Vous avez demandé à visiter nos installations, monsieur Kovacs, allons-y. J’ai dégagé mon agenda pour les deux prochaines heures, mais des clients m’attendent.
Quelque chose dans les manières de Nyman me rappelait le gardien Sullivan, en plus policé, moins amer. J’ai observé Nyman. Si Sullivan avait fait carrière dans le stockage de luxe au lieu du stockage de criminels, il serait peut-être devenu ainsi…
— C’est parfait.
C’était assez barbant, en fait. PsychaSec, comme tous les dépôts de t.h.d., n’était rien de plus qu’une suite d’entrepôts à air conditionné. Les salles étaient climatisées entre 7°C et 11°C, la température recommandée par les fabricants de carbone modifié. J’ai jeté un œil sur les racks de disques de trente centimètres et dûment admiré les robots de récupération qui roulaient sur d’épais rails le long des murs de stockage.
— Le système fonctionne en duplex, a expliqué Nyman avec fierté. Chaque client est stocké sur deux disques différents dans des secteurs différents du complexe. La distribution est à code aléatoire, seul le processeur central peut les retrouver tous les deux et le système est prévu pour bloquer tout accès simultané aux deux copies. Pour faire de réels dégâts, il faudrait s’introduire ici et franchir deux fois les systèmes de sécurité…
J’ai émis des bruits polis.
— Notre liaison satellite opère à travers un réseau de dix-huit plates-formes orbitales sécurisées, connectées aléatoirement. (Nyman se laissait emporter par son propre argumentaire. Il semblait oublier que ni Prescott ni moi n’étions là pour acheter les services de PsychaSec.) Aucune orbitale n’est connectée plus de vingt secondes à la fois. Les mises à jour des stockages à distance sont transmises par jets de données et il n’y a aucun moyen de prédire le chemin de transmission.
Techniquement, ce n’était pas vrai. Avec une IA assez puissante et motivée, on finirait par tomber juste, mais je pinaille. Les ennemis qui se servaient d’IA contre vous n’étaient pas du genre à vous achever d’un coup de blaster en pleine face. Ce n’était pas la bonne piste.
— Puis-je voir les clones de Bancroft ? ai-je demandé soudain à Prescott.
— D’un point de vue légal ? a répondu Prescott en haussant les épaules. Les instructions de M. Bancroft vous donnent carte blanche.
« Carte blanche » ? Prescott n’avait pas arrêté de me bourrer le crâne avec ça. Les mots avaient presque un goût de vieux parchemin. Une réplique que le personnage d’Alain Marriott pourrait dire dans un film des années de l’Installation.
Bienvenue sur Terre. Je me suis tourné vers Nyman, qui a acquiescé à contrecœur.
Nous sommes revenus au rez-de-chaussée, en suivant des couloirs qui, par leur dissemblance, me rappelaient le complexe d’enveloppement du central de Bay City. Ici, pas de traces de pneus. Les transporteurs d’enveloppe étaient des véhicules à coussin d’air, les murs des couloirs étaient peints de couleurs pastel. Les fenêtres, meurtrières de bunker vues de l’extérieur, étaient encadrées et décorées de frises de style Gaudi. Nous sommes passés devant une femme qui les nettoyait à la main. J’ai dressé un sourcil. L’extravagance n’avait pas de fin.
Nyman a surpris mon expression.
— Il y a des tâches que le robot ménager ne réussit jamais à accomplir correctement.
— Bien sûr…
Les banques de clones sont apparues sur notre gauche, derrière de lourdes portes verrouillées ornées et sculptées comme les fenêtres. Nous nous sommes arrêtés devant l’une d’elles, et Nyman a collé son œil au scan rétinien. La porte s’est ouverte doucement vers nous, un mètre d’épaisseur de tungstène. La salle à l’intérieur mesurait quatre mètres de longueur ; une porte similaire se trouvait à l’autre bout.
Nous sommes entrés ; la porte s’est refermée avec un léger choc. J’ai senti la surpression.
— C’est une chambre étanche, a dit Nyman. Nous allons subir un bain de décontamination sonique afin de ne pas apporter d’agents étrangers dans la banque des clones. Aucune raison de s’inquiéter.
Une ampoule violette a clignoté au plafond pour indiquer que le dépoussiérage était en cours ; la seconde porte s’est enfin ouverte sans plus de bruit que la première. Nous sommes entrés dans la crypte de la famille Bancroft.
J’avais déjà vu des endroits de ce style. Reileen Kawahara en avait installé une version réduite pour ses clones de transit sur New Beijing. Et, bien entendu, les Corps diplomatiques en possédaient en abondance. Mais je n’avais jamais vu quelque chose comme ça.
La salle était ovale et le dôme du plafond s’élevait au moins à deux étages du sol. L’endroit était énorme, de la taille d’un temple sur Harlan… La lumière orangée n’était pas intense et la température était celle d’un corps humain. Les sacs de clones étaient partout, cellules translucides et veinées de la même couleur que la lumière, suspendus au plafond par des câbles et des tubes nutritifs. Les clones étaient vaguement visibles à l’intérieur, emmêlement fœtal de jambes et de bras, mais parvenus à maturité. En tout cas, la plupart d’entre eux en étaient à ce stade. Il y avait d’autres sacs plus petits où de nouvelles additions au stock étaient cultivées. Les sacs étaient organiques, un substitut de matrice, et grandissaient avec le fœtus pour atteindre la taille adulte. Tout cela pendait comme un mobile fou, n’attendant qu’un coup de vent pour se mettre en mouvement.
Nyman s’est éclairci la voix ; Prescott et moi avons surmonté la paralysie qui nous avait frappés sur le seuil.
— L’endroit peut sembler désordonné, mais l’espace est contrôlé par ordinateur.
— Je sais, lui ai-je répondu en m’approchant de l’un des sacs. C’est un dérivé fractal, n’est-ce pas ?
— Ah, oui !
Nyman m’en voulait presque de le savoir.
J’ai regardé le clone. À quelques centimètres de mon visage, Miriam Bancroft flottait dans un bain amniotique derrière la membrane. Ses bras étaient pliés contre ses seins et ses poings reposaient sous son menton. Ses cheveux avaient été réunis en une sorte de gros serpent enroulé au sommet de sa tête et couvert d’un filet.
— Toute la famille est là, a murmuré Prescott derrière mon épaule. Le mari, la femme, leurs soixante et un enfants. Presque tous n’ont qu’un ou deux clones, mais Bancroft et sa femme en possèdent six chacun. Impressionnant, non ?
— Ouais.
Malgré moi, j’ai tendu la main et touché la membrane couvrant le visage de Miriam Bancroft. Elle était chaude, légèrement molle. Il y avait des cicatrices autour des points d’entrée des fluides nutritifs et des tuyaux d’évacuation des déchets, ainsi que de légères traces là où les aiguilles avaient été enfoncées pour extraire des échantillons de tissus ou l’alimenter en intraveineuse.
Je me suis détourné de la femme endormie et j’ai fait face à Nyman.
— Tout cela est très bien, mais je ne pense pas que vous sortiez un clone d’ici quand Bancroft vient vous rendre visite. Vous devez avoir des cuves quelque part.
— Par ici.
Nyman nous a fait signe de le suivre et s’est dirigé vers le fond de la salle où une deuxième porte blindée était installée. Les sacs les plus bas se balançaient dans le passage et j’ai dû me baisser pour éviter de toucher l’un d’eux. Nyman a tapoté quelques instants sur le clavier de la porte et nous sommes passés dans un long couloir dont l’éclairage clinique était presque aveuglant après la lumière sourde de la crypte principale. Huit cylindres, pas très différents de celui dans lequel je m’étais réveillé hier, étaient collés contre le mur. Mais, alors que mon tube de naissance était abîmé de millions d’écorchures trahissant son usage intensif, ces unités paraissaient neuves, recouvertes d’une bonne couche de peinture de couleur crème. Les panneaux d’observation et les différentes protubérances fonctionnelles étaient entourés de cadres jaunes.
— Ce sont des chambres de suspension pouvant maintenir la vie, a expliqué Nyman. L’environnement est semblable à celui des sacs de germination. C’est ici que se déroule l’enveloppement. Nous apportons les clones frais, encore dans leur poche, et nous les chargeons ici. Les fluides nutritifs de la cuve ont un enzyme qui brise la paroi du sac et la transition est exempte de tout trauma. Le travail clinique est effectué par des équipes travaillant dans des enveloppes synthétiques afin d’éviter tout risque de contamination.
Remarquant le regard exaspéré d’Oumou Prescott, j’ai eu un petit sourire.
— Qui a accès à cette salle ?
— Moi. Les membres du personnel autorisé n’obtiennent qu’un code valable une journée. Et les propriétaires, bien sûr.
Je me suis approché des cuves pour examiner les données affichées aux pieds de chacune. Il y avait un clone de Miriam dans la sixième, deux de Naomi dans la septième et la huitième.
— Vous avez deux exemplaires de la fille ?
— Oui, a répondu Nyman, intrigué puis légèrement supérieur : c’était l’occasion de reprendre l’initiative après l’humiliation du dérivé fractal. Vous ne connaissez pas sa condition ?
— Elle est en psychochirurgie, ai-je grogné. Ce qui n’explique pas pourquoi il y en a deux.
— Eh bien…, a dit Nyman en s’interrompant et en se tournant vers Prescott, comme si dévoiler les informations pouvait poser un problème légal.
L’avocate s’est éclairci la voix.
— M. Bancroft a donné instruction à PsychaSec d’avoir toujours un clone de lui-même et des membres de sa famille immédiate en décantation. Pendant que Mlle Bancroft est en pile psychiatrique à Vancouver, ses deux clones sont stockés ici.
— Les Bancroft aiment alterner leurs clones, a dit Nyman. De nombreux clients le font pour éviter l’usure. Le corps humain est capable de se régénérer remarquablement s’il est stocké de façon adéquate et nous offrons un service complet de réparation clinique pour tous les dommages importants. Le prix est très raisonnable.
— Je n’en doute pas, ai-je dit en me retournant vers lui en souriant. Mais vous ne pouvez pas faire grand-chose quand la tête est vaporisée, hein ?
Il y a eu un bref silence. Prescott a fixé ses yeux sur un coin du plafond et les lèvres de Nyman se sont serrées quasi analement.
— Je considère cette remarque comme de mauvais goût, a enfin dit le directeur. Avez-vous d’autres questions importantes, monsieur Kovacs ?
Je me suis arrêté à côté du cylindre de Miriam Bancroft et j’ai regardé à l’intérieur. Même avec l’effet de brouillard de la plaque d’observation et le gel, la forme irradiait la sensualité.
— Juste une. Qui décide du moment d’alterner les enveloppes ?
Nyman a regardé Prescott comme pour obtenir un soutien juridique.
— Je suis directement autorisé par M. Bancroft à effectuer le transfert chaque fois qu’il se digitalise… à moins qu’il requière spécifiquement le contraire. Et, à cette occasion, il n’a pas fait une telle requête.
Il y avait quelque chose, là, chatouillant mes antennes de Diplo… Oui, quelque part, quelque chose se mettait en place. Il était trop tôt pour lui donner une forme concrète. J’ai regardé autour de moi.
— Cette pièce a un système de surveillance des entrées, n’est-ce pas ?
— Naturellement, a dit Nyman, glacial.
— Y a-t-il eu beaucoup d’activité le jour où Bancroft est parti à Osaka ?
— Pas plus que d’habitude. Monsieur Kovacs, la police a déjà étudié les enregistrements. Je ne vois vraiment pas quelle raison…
— Faites-moi plaisir, ai-je dit sans le regarder et l’intonation diplo dans ma voix l’a calmé aussi net qu’un coupe-circuit.
Deux heures plus tard, je regardais par la fenêtre d’un autre autotaxi décollant d’Alcatraz.
— Avez-vous trouvé ce que vous vouliez ?
J’ai jeté un œil à Oumou Prescott, me demandant si elle sentait ma frustration. Je pensais maîtriser les expressions faciales et corporelles de mon enveloppe, mais j’avais entendu parler d’avocats subissant un conditionnement empathique afin de repérer des indices subliminaux trahissant l’état d’esprit des témoins durant un procès. Ici, sur Terre, je n’aurais guère été étonné d’apprendre qu’Oumou Prescott était équipée d’un système de lecture à infrarouge et subsonique ainsi que d’un scan auditif, le tout câblé derrière son très joli visage d’ébène.
Le registre des entrées dans la crypte de Bancroft pour le jeudi 16 août était aussi exempt d’entrées et de sorties douteuses que le centre commercial Mishima un mardi après-midi. Huit heures du matin. Bancroft était arrivé avec deux assistants, s’était déshabillé et avait plongé dans la cuve d’attente. Les assistants étaient sortis avec ses vêtements. Quatorze heures plus tard, son clone de rechange était sorti de la cuve voisine, un assistant lui avait donné une serviette et il était parti prendre une douche. Aucun mot échangé à l’exception des plaisanteries d’usage. Rien.
J’ai haussé les épaules.
— Difficile à dire. Je ne sais pas vraiment ce que je cherche.
— Absorption totale, hein ? a demandé Prescott en bâillant.
— Ouais, c’est ça, ai-je dit avant de l’étudier. Vous connaissez bien les Corps ?
— Un peu. J’ai fait mes classes en droit des NU. On capte la terminologie. Qu’avez-vous absorbé pour l’instant ?
— Que beaucoup de fumée s’échappe de cette affaire alors que les autorités insistent pour dire qu’il n’y a pas d’incendie. Vous avez rencontré le lieutenant en charge de l’enquête ?
— Kristin Ortega. Bien sûr. Je ne suis pas près de l’oublier. Nous nous sommes hurlé après, avec seulement un bureau pour nous séparer, pendant presque une semaine.
— Vos impressions ?
— Sur Ortega ? a demandé Prescott, intriguée. Autant que je puisse dire, c’est un bon flic. Elle a la réputation d’être très dure. Or les membres de la division des Dommages organiques sont déjà les durs de la police… obtenir cette réputation n’a pas dû être évident. Elle a mené l’enquête de manière plutôt efficace…
— Pas de l’avis de Bancroft.
Une pause. Prescott m’a regardé, agacée.
— J’ai dit « efficace ». Pas persistante. Ortega a fait son travail, mais…
— Mais elle n’aime pas les Maths, c’est ça ?
Une autre pause.
— Vous savez écouter les rumeurs, monsieur Kovacs.
— On capte la terminologie, ai-je dit modestement. Pensez-vous qu’Ortega aurait continué l’enquête si Bancroft n’avait pas été un Math ?
Prescott a réfléchi un instant.
— C’est un préjugé assez commun, a-t-elle dit enfin, mais je ne crois pas qu’Ortega se soit arrêtée à cause de ça. Je pense qu’elle a juste senti que son retour sur investissement serait limité. Le département de la police possède un système de promotion en partie basé sur le nombre de cas résolus. Personne n’a envisagé une solution rapide à celui-ci et M. Bancroft était vivant, alors…
— Elle avait de meilleurs chats à fouetter, hein ?
— En gros, c’est ça.
J’ai regardé une fois de plus par la vitre. Le taxi s’incrustait dans la circulation dense entre les immeubles. Je sentais gonfler en moi une vieille colère qui n’avait rien à voir avec mes problèmes actuels. Quelque chose qui avait grandi durant les années passées dans les Corps, avec les chocs émotionnels qui m’avaient laissé des cicatrices à la surface de l’âme. Virginia Vidaura, Jimmy de Soto mourant dans mes bras à Innenin, Sarah… le catalogue d’un loser, quel que soit le point de vue.
J’ai tout verrouillé.
La cicatrice au-dessus de mon œil me grattait et je sentais le manque de nicotine dans le bout de mes doigts. J’ai frotté ma cicatrice. J’ai laissé les cigarettes dans ma poche. Ce matin, j’avais décidé d’arrêter. Une pensée m’a frappé au hasard.
— Prescott, c’est vous qui avez choisi cette enveloppe ?
— Pardon ? (Elle scannait quelque chose en projection subrétinienne et il lui fallut quelque temps pour refaire le point sur moi.) Qu’avez-vous dit ?
— Cette enveloppe. Vous l’avez choisie, n’est-ce pas ? Elle a froncé les sourcils.
— Non. Autant que je le sache, la sélection a été faite par M. Bancroft. Nous lui avons seulement fourni une courte liste en accord avec ses spécifications.
— Il m’a dit que ses avocats s’en étaient occupés… J’en suis sûr.
— Oh ! a-t-elle dit en souriant. M. Bancroft a de nombreux avocats. Il a sûrement confié la tâche à un autre cabinet. Pourquoi ?
— Pour rien, ai-je grogné. Le propriétaire de cette enveloppe était fumeur et moi pas. Ça me casse les couilles.
Le sourire de Prescott a gagné du terrain.
— Allez-vous arrêter ?
— Si j’en trouve le temps. D’après le marché proposé par Bancroft, si je résous l’enquête, je serai réenveloppé peu importe le prix… cette histoire de cigarettes n’est donc pas très importante à long terme. Mais je déteste me réveiller avec la gorge pleine de merde le matin.
— Vous pensez réussir ?
— À arrêter de fumer ?
— Non, à résoudre cette enquête.
Je l’ai regardée droit dans les yeux.
— Je n’ai pas d’autres options, maître. Avez-vous lu les termes de mon contrat d’embauche ?
— Oui, c’est moi qui les ai écrits, a répondu Prescott en me rendant mon regard, cette fois teinté d’une légère trace de malaise. Juste assez pour m’empêcher de lui faire rentrer le nez dans le cerveau d’un coup de poing.
— Bien, bien, ai-je dit avant de me perdre de nouveau dans le paysage.
« ET MON POING DANS LA CHATTE DE TA FEMME TANDIS QUE TU REGARDES, ENCULÉ DE TA MÈRE DE MATH TU NE PEUX. »
J’ai retiré le casque et cligné des yeux. Le texte était accompagné de graphiques virtuels, bruts mais assez efficaces, et de subsoniques qui m’ont fait vibrer la tête. De l’autre côté du bureau, Prescott m’a regardé avec sympathie.
— Tout est comme ça ? ai-je demandé.
— Parfois, c’est moins cohérent, a-t-elle répondu en désignant l’écran holographique flottant au-dessus de son bureau où les représentations des fichiers s’affichaient en nuances de bleu et de gris. C’est ce qu’on appelle la pile R&F. Rage et folie. En fait, ces types sont trop abîmés pour être une véritable menace, mais il n’est pas rassurant de les savoir dans le coin.
— Ortega en a chopé certains ?
— Ce n’est pas son boulot. La division des Délits de transmission en arrête un de temps en temps, quand nous nous plaignons un peu plus fort que d’habitude. Mais la technologie étant ce qu’elle est, c’est comme essayer d’attraper de la fumée au filet. S’ils sont arrêtés, au pire, ils écopent de quelques mois de stockage… C’est une perte de temps. En général, nous gardons ces messages jusqu’à ce que M. Bancroft nous ordonne de les effacer.
— Rien de neuf dans les six derniers mois ?
Prescott a haussé les épaules.
— Les fanatiques religieux, peut-être. Quelques commentaires salés sur les catholiques et la résolution 653. M. Bancroft a une influence discrète sur la Cour des NU ; c’est plus ou moins du domaine public. Oh, et une secte archéologique martienne a fait un scandale à cause du brin-de-chant dans le hall… Le mois dernier, c’était l’anniversaire de la mort de leur fondateur, qu’une fuite dans sa combinaison a transformé en martyr… Mais aucun d’entre eux n’a les moyens d’entrer dans le périmètre de sécurité de Suntouch House.
Je me suis renversé dans mon fauteuil et j’ai contemplé le plafond. Un vol d’oiseaux gris passait au-dessus de nous en formation de chevron pointé vers le sud. Leurs cris étaient à peine audibles. Le bureau de Prescott était environnementaliste, ses six surfaces internes projetant des images virtuelles. En ce moment, sa table était posée sur une pelouse en pente sur laquelle se couchait le soleil, près d’un petit troupeau. La résolution était l’une des meilleures qu’il m’ait été donné de voir.
— Prescott, que pouvez-vous me dire sur Leïla Begin ?
Le silence. Oumou Prescott contemplait un coin de la pelouse.
— Je suppose que Kristin Ortega vous a donné ce nom, a-t-elle dit lentement.
— Oui, elle a dit que cela m’aiderait à comprendre Bancroft. En fait, elle m’a suggéré de vous en parler pour voir comment vous réagiriez.
Prescott s’est retournée pour me faire face.
— Je ne vois pas quel rapport peut avoir cette affaire avec l’enquête qui nous intéresse.
— Laissez-moi en juger.
— Très bien, a-t-elle dit avec un claquement dans la voix et une expression de défi. Leïla Begin était une prostituée. Elle l’est peut-être toujours. Il y a cinquante ans, Bancroft était l’un de ses clients. Par une suite d’indiscrétions, Miriam Bancroft l’a appris. Les deux femmes se sont rencontrées à San Diego durant une soirée. Il semble qu’elles aient décidé d’aller aux toilettes ensemble et Miriam Bancroft lui a foutu sur la gueule.
J’ai étudié le visage de Prescott.
— Et c’est tout ?
— Non, ce n’est pas tout, Kovacs, a-t-elle dit, fatiguée. Begin était enceinte de six mois à ce moment-là. Elle a perdu le bébé. On ne peut pas implanter une pile corticale sur un fœtus, c’était donc une vraie mort. Sentence potentielle, de trente à cinquante ans…
— Était-ce l’enfant de Bancroft ?
Prescott a haussé les épaules.
— Bonne question. Begin a refusé de les laisser effectuer une analyse génétique sur le fœtus. Elle a dit que l’identité du père n’avait aucune importance. Elle pensait sûrement que l’incertitude était plus juteuse, d’un point de vue publicitaire, qu’un « non » définitif.
— Ou elle avait trop de peine ?
— Allons, Kovacs, a dit Prescott en agitant une main impatiente. Nous parlons d’une pute d’Oakland.
— Miriam Bancroft a-t-elle fini au placard ?
— Non, et c’est là qu’Ortega peut planter son coup de poignard. Bancroft a acheté tout le monde. Les témoins, la presse et même Begin. Les choses se sont arrangées en privé. Begin a touché assez pour se payer une police de clonage de la Lloyds et décrocher. La dernière fois que j’en ai entendu parler, elle se baladait dans sa deuxième enveloppe quelque part au Brésil. Mais c’était il y a cinquante ans, Kovacs.
— Vous étiez présente ?
— Non, dit Prescott en se penchant sur le bureau. Et Kristin Ortega non plus, c’est pour ça que l’entendre en parler me rend malade. Oh, elle m’a aussi ressorti l’histoire avant d’arrêter l’enquête, le mois dernier ! Elle n’a même jamais rencontré Begin…
— Je pense que c’est une question de principe, ai-je dit avec calme. Bancroft continue-t-il régulièrement de rendre visite à des prostituées ?
— Ce n’est pas mon problème.
J’ai enfoncé mon doigt dans l’écran et j’ai observé les fichiers colorés se déformer autour.
— Vous devriez peut-être en faire votre problème, maître. La jalousie sexuelle est un sacré mobile de meurtre, après tout.
— Puis-je vous rappeler que Miriam Bancroft a passé le test du polygraphe avec succès quand on lui a posé cette question ?
— Je ne parle pas de Mme Bancroft, ai-je dit en regardant l’avocate dans les yeux. Je parle des millions d’autres orifices disponibles et du nombre encore plus grand de partenaires ou de parents furieux de les voir se faire mettre par un Math. Dans le tas, on en trouvera sûrement un certain nombre capable de baiser un système de sécurité, sans jeu de mot, et peut-être même un psychopathe ou deux parmi eux. En clair, des gens capables d’entrer chez Bancroft et de lui cramer la tête.
Une des vaches a meuglé lugubrement.
— Alors, Prescott, ai-je dit en agitant la main vers l’écran holo. Il n’y a rien là-dedans qui commence par « POUR CE QUE TU AS FAIT À MA COPINE, FILLE, SŒUR, MÈRE, RAYEZ LES MENTIONS INUTILES » ?
Elle n’a pas eu besoin de parler. La réponse était lisible sur son visage.
Le soleil peignait des bandes lumineuses sur le bureau. Les oiseaux chantaient dans les arbres au-dessus de la prairie. Oumou Prescott s’est penchée sur le clavier de la base de données et a appelé une nouvelle lumière violette sur l’écran. Je l’ai regardé s’ouvrir comme la représentation cubiste d’une orchidée. Derrière moi, une autre vache faisait entendre sa désapprobation.
J’ai enfilé de nouveau le casque.